Anticiper les impacts du climat à l’échelon mondial et régional, évaluer les risques et dégager les implications pour les politiques

01 novembre 2012


par le Programme conjoint sur la science et la politique en matière de changement climatique, Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Quelle pourrait être l’efficacité et le coût d’une politique visant à atténuer le changement climatique d’origine anthropique? Quel est l’intérêt, et le risque, d’attendre que la science comprenne mieux le phénomène? Quelles nations, régions et branches de l’économie sont les plus menacées par une évolution irréfrénée du climat et pouvonsnous réduire sensiblement ces risques par des mesures d’adaptation ou d’atténuation?

Les questions de ce genre, et les décisions qui en découlent, reviennent finalement à une appréciation du risque. Les décideurs, les parties prenantes et les responsables locaux se tournent de plus en plus vers l’information climatologique de nature scientifique pour tenter d’y répondre. Le Modèle de système global intégré (IGSM) du MIT est au coeur des efforts déployés pour anticiper les conséquences éventuelles du changement climatique sur la société, l’économie et l’environnement.

L’IGSM englobe les systèmes humains, naturels et gérés qui composent l’environnement global. Une approche «intégrée» s’impose car il est souvent impossible de mesurer directement les effets du développement humain sur l’environnement. Nous devons créer des modèles informatiques qui combinent les systèmes naturels et humains, comparer les résultats obtenus aux observations puis utiliser ces modèles dans des «expériences numériques» qui évaluent l’influence des activités humaines sur le système terrestre et qui montrent comment la réponse du système terrestre influe à son tour sur les systèmes humains1.

Le Programme conjoint sur la science et la politique en matière de changement climatique développe et affine l’IGSM depuis le début des années 1990. Ce modèle commence à être exploité dans le monde développé, mais aussi dans les pays en développement grâce à la collaboration établie avec l’Institut mondial de recherche sur les aspects économiques du développement, au sein de l’Université des Nations Unies. De la vallée du Zambèze, en Afrique, à l’État du Colorado, aux États-Unis d’Amérique, les indications qu’il donne aident les nations, les secteurs et les communautés à comprendre comment se développer de manière plus efficace et s’adapter aux défis cruciaux ce qui concerne par exemple la gestion des ressources en eau et les sources d’énergie2.

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Deux composantes pour une évaluation intégrée

L’IGSM est un ensemble de sous-modèles reliés, plus ou moins complexes. Selon les sujets analysés et les questions de recherche posées, les utilisateurs peuvent choisir les sous-modèles qui seront employés et ajouter des couches de complexité là où c’est nécessaire3. Les deux grandes composantes sont:

1. Le modèle EPPA (prévision des émissions et analyse des politiques), qui étudie les activités humaines dans leur interaction avec les processus climatiques et évalue les mesures de politique envisagées;

2. Un modèle du système terrestre qui analyse les interactions et rétroactions dans la biosphère terrestre en couplant des modèles dynamiques et chimiques de l’atmosphère, de l’océan et des échanges biogéophysiques et biogéochimiques, au sein d’un Système terrestre global.


Analyse des aspects économiques, des émissions et des politiques

Le modèle EPPA est un modèle d’équilibre général calculable, multisecteurs et multirégions, de l’économie mondiale. Il procure des prévisions du développement économique et des émissions dans le monde et examine les mesures de maîtrise des rejets atmosphériques qui sont envisagées. Il sert à analyser les processus qui sont à l’origine des émissions et à apprécier les effets des politiques proposées – en estimant l’ampleur et la distribution de leurs coûts entre les nations et en montrant de quelle manière les changements s’effectuent par le biais du commerce international.

L’EPPA utilise le jeu de données du Projet d’analyse du commerce mondial (de l’Université Purdue), que l’on complète par des données sur les émissions de gaz à effet de serre, d’aérosols et d’autres espèces chimiques d’intérêt, ainsi que par des informations sur les taxes et autres particularités des secteurs économiques choisis4.

Le modèle donne les projections de plusieurs variables économiques – PIB, utilisation d’énergie, production sectorielle, consommation, etc. – et des émissions de gaz à effet de serre – CO2, CH4, N2O, HFC, PFC et SF6 – et d’autres matières polluantes – CO, COV, NOx, SO2, NH3, carbone noir et carbone organique – qui sont produites par la combustion de matières carbonées, la transformation industrielle, la gestion des déchets et l’agriculture. Différentes versions du modèle ont été mises au point pour des études ciblées, en vue d’assurer un traitement cohérent des rétroactions du changement climatique sur l’économie, par exemple les répercussions sur l’agriculture, la foresterie, les biocarburants et les écosystèmes, et des interactions avec la pollution de l’air en milieu urbain et ses effets sur la santé.

Modèle MIT de prévision des émissions et d'analyse des politiques


Le modèle du système terrestre

Nous utilisons un modèle du système terrestre efficace et souple avec une hiérarchie de complexités pour faciliter l’examen des rétroactions et des incertitudes entre les différentes composantes et selon les facteurs humains et les objectifs d’atténuation. Plusieurs sous-modèles sont couplés: chimie de l’atmosphère, dynamique de l’atmosphère, dynamique de l’océan, biogéochimie de l’océan et écosystèmes terrestres. Ces composantes sont aussi proches que possible de l’état de la technique – diverses configurations sont couplées ensemble tout en préservant l’efficacité des calculs et en permettant des essais étendus des phénomènes. L’une de ces configurations combine des modèles de la dynamique et la chimie de l’atmosphère, de la thermodynamique des glaces de mer, des écosystèmes et de la biogéochimie des terres émergées et d’une couche de mélange océanique qui représente les processus d’absorption de chaleur et de carbone. Ce modèle du système terrestre, le plus efficace du MIT sur le plan des calculs, offre la possibilité d’explorer les incertitudes climatiques en réalisant des milliers de simulations. Dans une autre configuration, nous utilisons un modèle tridimensionnel de la circulation océanique, de la biologie marine et des processus chimiques qui conditionnent le cycle biogéochimique du carbone, des nutriments et de l’alcalinité. Dans ces deux configurations, la composante du système terrestre comprend aussi un module interactif de la chimie de l’atmosphère et une composante sur la chimie de l’air en milieu urbain.


Le modèle climat-chimie du MIT


La modification des écosystèmes terrestres imputable à l’évolution du climat occupe une grande place dans les débats de politique. En outre, les changements dans la biosphère terrestre dus au climat infléchissent la dynamique du climat par le biais de rétroactions sur le cycle du carbone et sur les émissions naturelles de gaz à l’état de trace. La composante terrestre de l’IGSM renferme des modèles hydrologiques et écologiques au sein de l’ensemble formé par le Système terrestre global. Les processus hydrologiques et les flux de chaleur en surface sont représentés par le modèle CLM (modèle commun des terres émergées), qui repose sur les travaux de plusieurs institutions. Au sein de l’IGSM, le CLM est relié de manière dynamique au modèle TEM (modèle global des écosystèmes terrestres) mis au point par le Centre d’étude des écosystèmes du Laboratoire de biologie marine.

Le TEM simule la dynamique du carbone dans les écosystèmes terrestres. En fonction des données dynamiques provenant à la fois des modèles TEM et CLM, les échanges de méthane et d’azote sont analysés par l’entremise du modèle NEM (modèle des émissions naturelles). Le système formé par les modèles couplés CLM/TEM/NEM représente la distribution géographique de la couverture terrestre et de la diversité végétale par une approche en mosaïque, où les principaux types de couverture terrestre et types fonctionnels de plantes sont pris en considération sur un domaine donné, et sont pondérés selon l’aire pour obtenir les flux et les stockages globaux.

Écosystèmes terrestres et Système terrestre mondial


Faire la part de l’incertitude

Un élément central de l’ensemble IGSM est l’inclusion de l’incertitude afin de tenir compte des influences humaines fondamentales, telles que l’accroissement de la population, l’expansion des activités économiques, le rythme des progrès et l’orientation des technologies, et de la réponse du système terrestre à ces facteurs humains.

Pour étudier les rétroactions et les incertitudes entre les composantes du modèle et selon les facteurs humains et les objectifs d’atténuation, on choisit la configuration de complexité intermédiaire qui est la plus efficace et on passe le modèle IGSM des centaines de fois pour une étude donnée. Les paramètres d’entrée varient légèrement à chaque passage; ils sont choisis de façon que chaque passage présente à peu près la même probabilité d’exactitude, en fonction des observations et des connaissances actuelles. On obtient ainsi une appréciation plus réaliste de la gamme des effets potentiels.

Concrètement, nous analysons par exemple les températures et découvrons que la planète pourrait se réchauffer de 3,5 à 6,7 °C d’ici à la fin du siècle5. Afin d’illustrer l’incertitude relative aux températures, nous avons conçu des sortes de «roulettes de casino» pour les gaz à effet de serre. La face de chaque roulette est divisée en secteurs colorés, dont la taille correspond à la probabilité estimée de la variation de la température en l’an 2100 qui tombe dans cette plage. L’une des roulettes représente les résultats sans restriction des émissions («sans politique»), l’autre montre les résultats quand des mesures sont prises («avec politique»).


Les roulettes des gaz à effet de serre

Grâce à ces analyses, nous pouvons aider les décideurs à comparer plusieurs politiques d’atténuation, technologies énergétiques et stratégies d’adaptation visant à réduire le risque d’un réchauffement global du climat. Nous pouvons aussi estimer le coût de la stabilisation des émissions de gaz à effet de serre à divers niveaux, et indiquer si ces coûts sont justifiés au regard des avantages escomptés (prévention de dommages).

Si l’on considère les scénarios de restriction des émissions, par exemple, on découvre que même des mesures plutôt modestes dans ce domaine peuvent réduire sensiblement les probabilités d’atteindre le niveau de réchauffement le plus élevé. Si nous diminuons immédiatement les émissions mondiales, il y a 50 % de chances à peu près de stabiliser le climat à un niveau qui n’excède que de quelques dixièmes la cible de 2 °C – valeur qui constitue sans doute un point de basculement au-delà duquel le réchauffement du climat pourrait avoir de graves effets6.

Il existe toujours, même dans cette analyse, un degré d’«incertitude profonde» due aux relations physiques dans le système terrestre qui restent inconnues. Nous ne pouvons prédire certains phénomènes avec précision parce que l’environnement global met en jeu des processus complexes et dynamiques en interaction que nous ne comprenons pas parfaitement, et dont beaucoup présentent des éléments chaotiques qui limitent grandement la prévisibilité du système climatique. Nous avons eu certaines surprises, même dans les relations attendues que nous sommes parvenus à mesurer – aucun modèle, par exemple, ne prédisait que la glace de l’Arctique fondrait aussi rapidement. Comme d’autres spécialistes du domaine, nous sommes confrontés à une difficulté: l’évolution du climat pourrait engendrer des coûts considérables qui risquent de n’apparaître qu’une fois encourus7.


Intégrer une échelle régionale

L’exposé qui précède montre l’utilité du modèle à l’échelle de la planète. Toutefois, l’intérêt d’évaluer les répercussions régionales grandit au même rythme que la menace posée par le changement climatique. Comme on l’a indiqué au début de l’article, les responsables locaux s’appuient sur de telles analyses pour prendre des décisions cruciales.

Le MIT, comprenant l’importance grandissante de déterminer la probabilité d’effets régionaux, a créé une méthode «hybride» qui élargit la portée et la souplesse de l’analyse. Des schémas émergents de l’évolution du climat ont été dégagés de l’ensemble des projections de modèles climatiques qui ont été étudiées par le Projet de comparaison de modèles couplés (CMIP) conjointement avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Le MIT a combiné ces schémas avec l’IGSM pour établir des distributions de fréquence hybrides qui peuvent quantifier la probabilité de résultats régionaux particuliers. En vue de préciser les régimes climatiques dominants qui modifient les émissions d’origine anthropique, nous caractérisons les réponses spatiales de chaque modèle climatique, par rapport à leur moyenne zonale, à partir d’augmentations transitoires des concentrations de gaz à l’état de trace, puis nous normalisons ces réponses par rapport à leurs réponses transitoires en température du globe. Il est ainsi possible de construire des métaensembles de résultats pour les climats régionaux, en combinant ces régimes aux ensembles susmentionnés de résultats fournis par l’IGMS pour les climats zonaux – qui fournissent ensuite des projections climatiques, agrémentées d’incertitudes, en fonction de différents scénarios de politiques climatiques mondiales – avec des régimes résolus à l’échelle régionale. Cette hybridation des projections longitudinales des modèles climatiques avec les régimes mondiaux et latitudinaux projetés par l’IGSM peut, en principe, être appliquée à n’importe quelle variable d’état ou de flux qui comporte suffisamment d’observations et de données modélisées (dans les archives du CMIP). Cette méthode relie de manière cohérente les données socio-économiques de différents scénarios d’émission et les degrés d’incertitude divers dans la réponse mondiale et régionale du système terrestre.

La première étude que nous avons réalisée selon cette approche montre que, d’ici au milieu du siècle, le recul des émissions de gaz à effet de serre abaisse bel et bien les risques d’un réchauffement régional si l’on compare le scénario de la poursuite des activités à un scénario de la stabilisation des émissions – bien que certaines régions soient plus touchées que d’autres par les mesures de réduction des émissions. En fait, la valeur extrême de réchauffement obtenue dans le cas d’un maintien du statu quo est totalement supprimée. Par ailleurs, les possibilités de variations des précipitations régionales augmentent et diminuent tout à la fois d’ici au milieu du siècle. Quand les concentrations de gaz à effet de serre sont réduites par le scénario de stabilisation, la plus forte probabilité d’une modification des précipitations régionales prend cependant des valeurs moins élevées d’ici à la fin du siècle. La stabilisation diminue également les chances de variations extrêmes de la pluviosité8.

On a appliqué directement ces distributions des résultats touchant le climat régional aux évaluations des risques climatiques dans les pays en développement et, tout récemment, dans le bassin du Zambèze. Pour cette étude, nous examinons les probabilités (c.-à d. la distribution) associées aux changements que pourraient présenter d’importantes variables hydroclimatiques – les précipitations (voir le graphique) et la température de l’air en surface – dans le cas où les émissions et la croissance économique mondiale ne seraient pas restreintes, et dans le cas où des mesures modestes de stabilisation seraient prises (niveau 2, soit une concentration d’équivalent-CO2 de 660 d’ici en 2100). La modification de ces quantités pendant le printemps et l’été a des répercussions notables sur la productivité agricole et sur l’infrastructure de transport (réseau routier, ponts, etc.). On découvre qu’en l’absence de restriction des émissions, le résultat « le plus probable » (selon le mode de la distribution) se traduit par un temps sec et plus chaud (non illustré) – avec une faible probabilité (10 % environ) que les conditions soient deux fois plus sèches, au moins, que dans le résultat le plus probable. Néanmoins, il y a aussi une faible probabilité que les conditions soient très humides – ce qui correspond aux plus grands risques de dommages à l’infrastructure de transport. Dans le cas de la stabilisation, ces résultats extrêmes sont éliminés des distributions – et le résultat le plus probable (près de 50 % de la distribution, au-delà de deux fois plus probable que dans le scénario sans restriction) se situe à la moitié de l’assèchement (réduction des précipitations) obtenu en l’absence de restriction.

Distributions de fréquence hybrides des


Cette approche hybride permet d’appliquer directement, à l’échelle régionale, toutes les capacités de l’IGSM – soit l’analyse des probabilités liées aux systèmes naturels et humains intégrés. Elle aide globalement les responsables de l’élaboration des politiques à prendre des décisions à long terme qui auront une incidence sur l’orientation de la planification dans leur pays. Bien que la méthode hybride marque un progrès indispensable dans la projection des impacts régionaux du changement climatique, les améliorations que le MIT continue d’apporter à l’IGSM incluront une modélisation plus nette des éléments régionaux. Nous espérons que cette complexité croissante permettra d’affiner les évaluations à l’échelle des régions.

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1 Prinn, R.G., «Development and application of earth system models», Proceedings of the National Academy of Sciences, 2012, doi: 10.1073/pnas.1107470109.

2 Arndt, C., P. Chinowsky, K. Strzepek, F. Tarp et J. Thurlow, «Economic Development under Climate Change», Review of Development Economics, Special Issue: Climate Change and Economic Development, 16(3):369-377, 2012.

3 Sokolov, A.P., P.H. Stone, C.E. Forest, R. Prinn, M.C. Sarofim, M. Webster, S. Paltsev et C.A. Schlosser, «Probabilistic Forecast for Twenty-First-Century Climate Based on Uncertainties in Emissions (Without Policy) and Climate Parameters, J. Climate, 22(19):5175–5204, 2009.

4 Paltsev, S., J.M. Reilly, H.D. Jacoby, R.S. Eckaus, J. McFarland, M. Sarofim, M. Asadoorian et M. Babiker, The MIT Emissions Prediction and Policy Analysis (EPPA) Model: Version 4, MIT JPSPGC Report 125, août 2005, 72 p.

5 Programme conjoint sur la science et la politique en matière de changement climatique, 2012 Energy and Climate Outlook, MIT JPSPGC Special Report, mars 2012, 13 p.

6 Webster, M., A.P. Sokolov, J.M. Reilly, C.E. Forest, S. Paltsev, A. Schlosser, C. Wang, D. Kicklighter, M. Sarofim, J. Melillo, R.G. Prinn et H.D. Jacoby, «Analysis of climate policy targets under uncertainty», Climatic Change, 112(3-4):569–583, 2012.

7 Reilly, J.M., S. Paltsev, K. Strzepek, N.E. Selin, Y. Cai, K.-M. Nam, E. Monier, S. Dutkiewicz, J. Scott, M. Webster et A. Sokolov, «Valuing Climate Impacts in Integrated Assessment Models: The MIT IGSM», Climatic Change, sous presse, 2012.

8 Schlosser, C.A., X. Gao, K. Strzepek, A. Sokolov, C.E. Forest, S. Awadalla et W. Farmer, «Quantifying the Likelihood of Regional Climate Change: A Hybridized Approach», J. Climate, 2012, doi: 10.1175/JCLI-D-11-00730.1.






 
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