Vladimir Ryabinin, de la Fédération de Russie, a été nommé le 1er mars 2015 Secrétaire exécutif de la Commission océanographique intergouvernementale (COI) et, à ce titre, Sous-Directeur général de l’UNESCO. M. Ryabinin a donc quitté l’OMM, où il était depuis 2001 fonctionnaire scientifique principal pour le Programme mondial de recherche sur le climat (PMRC). L’étroite coopération établie entre les deux organisations bénéficiera sûrement des années qu’il a passées à l’OMM. Le Bulletin est heureux de le présenter au lecteur dans l’entretien qui suit.
Pourquoi avez-vous choisi de faire carrière en océanographie et qu’est-ce qui vous a incité à étudier le climat? Quels liens voyez-vous entre l’océanographie, la météorologie et la climatologie?
Vladimir Ryabinin’s first ocean cruise in 1976 |
Alors que je faisais de la plongée à l’âge de 12 ans, j’ai vu au fond de la mer quelque chose qui ressemblait aux ruines d’une cité engloutie. Les vives émotions que j’ai ressenties à ce moment-là ont éveillé mon intérêt pour l’océan. Très influencé par la lecture des ouvrages de Jacques-Yves Cousteau, j’ai décidé de devenir archéologue sous-marin. J’ai suivi des cours dans une école destinée aux enfants doués en mathématiques et j’ai montré des dispositions pour les méthodes mathématiques de recherche. En 1978, j’ai terminé brillamment mes études d’ingénieur océanographe à la Faculté d’océanologie de l’Institut hydrométéorologique de Leningrad (l’actuelle Université hydrométéorologique d’État de la Fédération de Russie). La même année, j’ai eu l’honneur d’être admis comme étudiant de troisième cycle dans la prestigieuse École d’océanographie théorique du Centre hydrométéorologique de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).
Pendant les vingt années qui ont suivi, jusqu’en 1998, j’ai travaillé au Centre hydrométéorologique en différentes capacités, de chercheur auxiliaire à chef du laboratoire de recherche sur la prévision maritime. Ma thèse, soutenue en 1982, et ma première monographie, parue en 1986, portaient sur l’étude analytique de la couche barocline, la «thermocline», et la circulation océanique.
Mon parcours professionnel a pris un tour nouveau au milieu des années 1980, lorsque j’ai été rattaché à une petite équipe de jeunes chercheurs chargés de mettre au point la première technologie soviétique de prévision du temps à moyenne échéance. Ma tâche consistait à exécuter les paramétrisations des processus physiques d’échelle inférieure à celle de la grille (turbulence, nuages, phénomènes de surface) dans le modèle de prévision atmosphérique. C’est à ce moment-là que l’océanographie et la météorologie se sont rejointes dans mon cas. Mes travaux antérieurs sur la modélisation de la turbulence dans les liquides stratifiés ont aidé à m’acquitter de cette tâche. L’équipe a mené le projet à bien et, au milieu des années 1980, l’URSS a commencé à diffuser des prévisions météorologiques à moyenne échéance.
L’expérience acquise à cette occasion a constitué le fondement de ma thèse de doctorat ès sciences (l’équivalent du doctorat supérieur de recherche ou de l’accréditation dans certains pays), qui traitait du jumelage de la prévision atmosphérique et de la prévision maritime. Je l’ai soutenue en 1995. Après cela, j’ai effectué des recherches dans plusieurs disciplines environnementales et j’ai élaboré quelques modèles encore. Celui auquel je suis le plus attaché est un modèle spectral des vagues de vent, de troisième génération, dont le schéma numérique semi-lagrangien permet des pas de temps extrêmement longs. Une démonstration en a été faite lors de l’Exposition universelle de Lisbonne en 1998.
Donc, pour moi, la météorologie et l’océanographie sont vraiment indissociables. Ce sont les deux branches les plus proches de la science du système terrestre, qu’englobe le terme «hydrométéorologie». Je dirais que la climatologie est une synthèse à long terme de la science atmosphérique, de l’océanographie, de la science des terres émergées et de l’hydrologie, qui repose sur les mathématiques, la physique, la chimie et la biologie et qui intègre de plus en plus les questions de gouvernance, l’économie, les sciences du comportement et la sociologie.
La COI et l’OMM collaborent depuis longtemps à l’étude et à l’observation des océans. Quels en ont été les résultats les plus notables selon vous?
L’Organisation météorologique internationale, qui deviendra l’OMM, a été créée en 1873 à la suite de la première Conférence internationale des spécialistes de la météorologie maritime, organisée à Bruxelles en 1853; cela montre toute l’importance que l’on accordait aux océans. Le but de la Conférence était d’établir un système uniforme d’observation du temps en mer et d’adopter un plan global d’observation des vents et des courants océaniques.
Il est souvent question de la coopération étendue qui existe entre la COI et l’OMM; très récemment encore, on en a parlé lors de la réunion des responsables et secrétariats des deux organisations, en janvier 2015. La COI a été fondée en 1960 et le premier projet conjoint, sur le Système mondial intégré de stations (aujourd’hui de systèmes) océaniques, a débuté en 1967. Les points marquants de notre collaboration sont le coparrainage de plusieurs systèmes essentiels d’observation, la Commission technique mixte d’océanographie et de météorologie maritime (CMOM) et le Programme mondial de recherche sur le climat.
Mais ce que je voudrais surtout souligner, c’est l’extrême complémentarité des deux organisations. La COI pilote le Système mondial d’observation de l’océan (GOOS) et coordonne le système d’alerte aux tsunamis. L’OMM pilote le Système mondial d’observation du climat (SMOC) et coordonne le système de prévision et d’alerte précoce des phénomènes météorologiques et hydrologiques à évolution lente ou rapide. La prévision des dangers associés aux conditions météorologiques en mer se fait dans le cadre de la CMOM. Le PMRC étudie la prévisibilité des phénomènes à plus longue échéance, telle la sécheresse, et ses travaux sur l’élévation du niveau de la mer permettent d’évaluer les risques côtiers. Autrement dit, les produits et les services que nous procurons englobent presque tous les dangers naturels qu’il est possible de prévoir dans le système terrestre. On ne saurait exagérer leur valeur pour l’humanité et je crois que l’expansion des systèmes d’alerte précoce multidanger augmentera encore leur efficacité et leur viabilité. L’OMM est le chef de file de cette approche, qui a été approuvée lors de la troisième Conférence mondiale des Nations Unies sur la réduction des risques de catastrophe tenue à Sendai en mars 2015. La complémentarité de l’OMM et de la COI ouvre également la voie à l’élargissement de notre collaboration, dans les domaines de l’enseignement et de la formation notamment et, de manière générale, dans le développement des capacités.
Quels défis attendent l’OMM et la COI dans leur coopération?
Mon association avec l’OMM remonte à 1984, lorsque j’ai été nommé rapporteur du Conseil régional II (Asie) pour l’assistance météorologique spécialisée aux activités maritimes. Entre autres fonctions importantes, je me rappelle avoir présidé le Groupe de travail sur les vagues de vent au sein de la Commission de météorologie maritime. Au milieu des années 1990, quand j’étais à l’OMM, j’ai participé aux activités conduites par la COI pour développer le GOOS, par l’entremise de son Sous-Comité de la stratégie et, plus tard, en qualité de vice-président du Comité intergouvernemental pour le GOOS. J’ai aussi été membre de l’équipe chargée de mettre sur pied la CMOM. Après si longtemps, il était inévitable que j’aie le sentiment d’avoir contribué aux travaux sur l’océan menés par la COI et l’OMM et que j’y sois attaché.
À mon avis, le plus grand défi qui nous attend est de pérenniser et d’étendre les systèmes d’observation et les services qui en découlent, en dépit de contraintes financières plus marquées, et de les développer d’une manière qui optimise la contribution au développement durable. Pour y parvenir, il faudra faire mieux connaître et coordonner davantage les travaux de l’OMM et de la COI. Je pense que la complémentarité des deux organisations appelle à élaborer des stratégies et des plans communs.
Les progrès technologiques rapides favorisent l’essor de l’océanographie opérationnelle et la prestation de services de prévision maritime à plusieurs secteurs économiques. Comment voyez-vous la collaboration entre l’OMM et la COI dans ce domaine?
La Directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova, et le Secrétaire exécutif de la COI, Vladimir Ryabinin, ont rencontré le président de la Commission, Peter Haugan, et les Vice-présidents Stephen Hall, Alexander Postnov, Somkiat Khokiattiwong et Ariel Hernan Troisi, élus lors de la vingt-huitième session de l’Assemblée, en juin 2015 |
Je pense que les services d’information océanographique prendront beaucoup d’ampleur. L’accroissement démographique contraint à adopter une économie verte, et bleue, pour préserver la vie sur Terre. La COI est à la tête des travaux de planification et de préparation qui concernent l’objectif de développement durable des Nations Unies en faveur des océans. Selon la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la COI est l’organe des Nations Unies chargé du développement des capacités et du transfert des techniques dans le domaine maritime. Je crois que la stratégie d’appui au développement durable et à l’économie bleue devrait comporter deux volets. D’une part, nous avons besoin d’une recherche océanographique de pointe. D’autre part, nous devons intégrer les applications concrètes de l’océanographie dans plusieurs secteurs, tels la production d’énergie renouvelable, la viabilité de la pêche, la mariculture, le dessalement, la gestion des zones côtières, le tourisme, la sauvegarde de la biodiversité des océans, la protection des réserves marines, la navigation et ainsi de suite.
Chacune de ces applications exige des recherches, des observations, des normes internationales et des capacités élargies. La COI et l’OMM devraient continuer à soutenir les services océanographiques et à favoriser leur expansion, tout en collaborant avec le secteur privé. Aucune prévision à longue échéance n’est possible sans observer les océans et assimiler les données dans des modèles. J’ai passé deux bonnes années à définir un plan de recherche et de modélisation au profit du Cadre mondial pour les services climatologiques (CMSC) et j’espère qu’il sera donné suite aux idées qui y sont présentées.
Selon vous, comment les organisations à caractère scientifique, telles l’OMM et la COI, peuvent-elles aider à intégrer les résultats de la surveillance et de la recherche dans les politiques d’atténuation et d’adaptation au changement climatique?
La COI travaille très fort pour expliquer le rôle de l’océan dans le système climatique et les effets néfastes du réchauffement anthropique sur le milieu marin. Il est essentiel que le monde sache que les eaux de l’océan sont plus chaudes, plus acides et moins oxygénées. La surveillance du carbone est un nouveau champ de collaboration entre la COI et l’OMM, qui comprend la diffusion d’informations sur l’acidification de l’océan dans le Bulletin de l’OMM sur les gaz à effet de serre.
Il est très important que les résultats de la surveillance et de la recherche soient intégrés dans les politiques. D’un côté, la science du climat a présenté au monde une image très éloquente, convaincante et inquiétante des conditions futures, corroborée par les observations passées et présentes. Les spécialistes de la biodiversité lancent à peu près la même alerte. Si rien n’est fait, un avenir sombre nous attend, marqué par les conflits et par l’extrême rareté des éléments essentiels à la vie. Mais d’un autre côté, la réaction des décideurs est loin d’être suffisante.
Il y a des explications à cette inaction. À une «macro-échelle», les dispositifs mis en place conviennent pour résoudre les problèmes nationaux, beaucoup moins pour régler les problèmes mondiaux. Les organismes des Nations Unies et les organisations internationales comblent ce large fossé en matière de gouvernance. À l’échelle individuelle, l’homo sapiens réagit bien aux menaces imminentes, il leur accorde la priorité par rapport aux risques moins apparents (plus théoriques) ou moins proches dans le temps. La règle classique adoptée par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, «définir des orientations sans préconiser de choix précis», permet de cerner la menace mais ne parvient pas à déclencher l’action.
Je pense que l’OMM et la COI devraient inciter les scientifiques à faire office d’intermédiaires honnêtes quant aux mesures d’adaptation et d’atténuation. De plus, l’«esprit» du développement durable et les connaissances correspondantes devraient faire partie de l’éducation moderne, de la culture et de l’éthique. C’est là qu’entre en scène l’UNESCO. Enfin et surtout, nous devons mobiliser les jeunes, faire en sorte qu’ils adoptent des valeurs importantes, comme l’honnêteté et la modestie, favoriser l’intérêt pour la science, l’art, la culture et le sport, combattre l’égoïsme et la surconsommation. Il est essentiel de donner l’exemple.
L’Arctique et l’Antarctique subissent des transformations profondes et rapides dont les effets environnementaux et socio-économiques se font sentir à très grande distance. Que peuvent faire la COI et l’OMM face à ces problèmes?
Mes travaux dans l’Arctique ont débuté en 1989, lorsque je suis devenu chercheur principal d’une étude sur l’érosion des glaces souterraines dans la baie de Baydaratskaya; cela faisait partie d’une évaluation des impacts environnementaux d’un vaste projet d’exploitation dans la mer de Kara. L’étude technique exigeait des recherches environnementales de pointe. Elle a été achevée au milieu des années 1990 et m’a donné une idée de la complexité et de la sensibilité de l’Arctique. Dans les années 2000, mes travaux sur les régions polaires se sont poursuivis au sein de l’OMM et du PMRC; j’ai notamment participé à l’Étude du système climatique de l’Arctique et au Projet relatif au climat et à la cryosphère, ainsi qu’aux activités d’appui à l’Année polaire internationale (API) 2007–2008. Les vastes investissements effectués dans la recherche pendant l’API ont permis plusieurs réussites scientifiques, mais les systèmes d’observation et les services sont encore très insuffisants dans ces régions. Cela s’explique surtout par la rigueur du milieu et le manque de ressources, qui ont conduit à réduire l’ambition de plusieurs tentatives internationales d’établir de tels systèmes.
Une équipe de collègues qui travaillent dans de grandes institutions internationales et qui partagent des vues similaires étudient depuis 2011 le «défi polaire». Ses membres, dont je fais partie, estiment que les événements qui surviennent aux pôles ne restent pas aux pôles et que les changements observés en Arctique sont plus rapides que les progrès de notre compréhension. Puisqu’aucune organisation n’est en mesure d’atteindre seule ses objectifs dans ce domaine, nous pensons qu’il faut absolument adopter un plan commun de recherches, d’observations et de services dans les régions polaires, activités auxquelles contribueraient les organisations intéressées.
Les programmes que dirige l’OMM et ceux qu’elle parraine, tels le Programme mondial de recherche sur la prévision du temps et le Programme mondial de recherche sur le climat, mènent à bien plusieurs projets et initiatives sur les pôles. Le Groupe d’experts du Conseil exécutif pour les observations, la recherche et les services relatifs aux régions polaires et de haute montagne coordonne les activités visant ces deux types de régions. Je pense que toutes les organisations, y compris l’OMM – chef de file dans les activités polaires –, auraient intérêt à former un véritable partenariat qui associerait l’ensemble des parties prenantes sur un pied d’égalité.
La poursuite des démarches visant à créer l’Initiative pour un partenariat polaire international a été approuvée en 2015 lors du Dix-septième Congrès météorologique mondial et lors de la vingt-huitième session de l’Assemblée de la COI. C’est à l’heure actuelle la meilleure façon d’intensifier la coordination entre les organisations, d’accroître l’efficacité des travaux, de favoriser les investissements et d’étendre les observations, les recherches et les services dans les régions polaires, avec la participation des populations locales et autochtones. Seule la collaboration, en association avec les utilisateurs finals, permettra de continuer les activités dans ce domaine.
Aimeriez-vous adresser quelques mots à la communauté météorologique?
J’aimerais profiter de cet entretien pour remercier publiquement trois personnes qui ont particulièrement compté dans ma vie professionnelle. Avant que je n’entre au Secrétariat de l’OMM, Gunnar Kullenberg, ancien Secrétaire exécutif de la COI dont le personnel se souvient encore avec une profonde admiration, m’a amené à m’intéresser à la gouvernance de l’océan; je lui suis encore redevable du grand honneur qui m’a été fait lorsque j’ai été nommé, par lui et par Elisabeth Mann Borgese, directeur exécutif de l’Institut international de l’océan. David Carson, le premier Directeur du PMRC avec lequel j’ai travaillé, sera toujours un modèle à suivre dans mon travail de gestionnaire, pour son tact, son honnêteté, son sens de l’humour et sa conscience professionnelle. Enfin, la Directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova, qui fait preuve d’un sens de l’initiative et déploie des efforts sans relâche pour défendre la culture, le patrimoine mondial, le droit à l’éducation et les valeurs éthiques, est une source d’inspiration dans mes fonctions de Secrétaire exécutif de la COI.
Vladimir Ryabinin et l’ancien Secrétaire exécutif de la COI, Gunnar Kullenberg, au siège de l’Institut international de l’océan à Malte, pendant le printemps 2000 |
Je suis heureux et honoré de diriger l’équipe extrêmement compétente et dévouée du Secrétariat de la COI, mais je n’oublierai jamais le travail passionnant accompli pour l’OMM – pendant quatorze ans comme membre du personnel et plus de trente années en tant qu’expert. J’y ai rencontré tant de gens merveilleux, dont beaucoup sont devenus mes amis. Mais ils sont trop nombreux pour les citer ici. Je tiens à les remercier profondément de faire partie de ma vie.
J’ai le grand plaisir et l’honneur de féliciter chaleureusement Petteri Taalas d’avoir été élu Secrétaire général de l’OMM lors du Dix-septième Congrès météorologique mondial. Je lui souhaite beaucoup de succès dans les efforts qu’ils déploiera pour que l’Organisation atteigne de nouveaux sommets. Je suis persuadé que la collaboration instaurée entre l’OMM et la COI nous aidera à rendre ce monde plus sûr et plus agréable à vivre.