On entend par «entreprise météorologique» un partenariat public-privé fructueux, bien établi à l’échelle mondiale, dans lequel les deux secteurs poursuivent des buts communs. La possibilité d’étendre cette forme d’association s’offre aujourd’hui, qui permettra à l’ensemble de l’entreprise de croître et de produire des prévisions plus exactes et plus fiables. Il est d’autant plus urgent de saisir ces occasions que l’on doit mieux protéger les personnes et les infrastructures vulnérables à l’égard des phénomènes météorologiques qui accompagnent l’évolution du climat.
Une réussite de la science et de la technologie
L’affinement de la prévision du temps est l’une des grandes réussites de la science et de la technologie. La capacité d’annoncer une semaine à l’avance, en 2012, l’arrivée d’un ouragan aussi puissant et inhabituel que Sandy constitue une révolution – quoiqu’une révolution tranquille, nécessitant des décennies d’innovations graduelles.
Pourtant, les personnes et les infrastructures sont plus vulnérables aujourd’hui, et le seront plus demain, aux aléas météorologiques en raison de la poussée démographique, des lieux d’établissement de la population et du changement climatique. D’où une montée en flèche du besoin de prévisions exactes et fiables au sein des sociétés, des entreprises et des pouvoirs publics.
L’entreprise météorologique en tant que partenariat mondial public-privé s’attaque à ce défi dans un contexte totalement différent de celui qui existait jusqu’ici. De nouvelles approches sont nécessaires pour saisir les occasions qui se présentent et répondre aux besoins qui se font jour.
Comment la révolution tranquille a-t-elle été possible?
Trois facteurs décisifs se sont conjugués au cours des cinquante dernières années: les avancées de la météorologie, en ce qui a trait surtout à la modélisation du système terrestre, les progrès de l’observation de l’atmosphère, des océans et des terres émergées et, enfin, la révolution des techniques de calcul. Si l’un ou l’autre de ces ingrédients avait fait défaut, la prévision moderne n’existerait pas. Lorsque Vilhelm Bjerknes rêvait en 1904 de prévoir le temps à l’aide des lois de la physique, c’était tout à fait impossible; mais les conditions sont maintenant réunies pour que son rêve se réalise, grâce à l’apport conjoint du secteur public et du secteur privé.
Si l’on doit aux milieux universitaires et aux instituts de recherche, y compris aux Services météorologiques et hydrologiques nationaux (SMHN), l’essentiel des connaissances scientifiques sur le temps, le secteur privé a contribué de manière appréciable aux innovations dans le domaine de l’observation et du calcul. Certaines des plus grandes entreprises de l’économie mondiale actuelle, dans le secteur spatial et informatique notamment, prennent part à l’infrastructure météorologique. À l’évidence, l’entreprise météorologique est un partenariat mondial public-privé.
Il est crucial de comprendre que cette révolution, comme l’association des deux secteurs, a nécessité une approche résolument planétaire puisque, du fait de la circulation atmosphérique, le temps présent en un lieu donné dépend d’événements survenus plus tôt ailleurs dans le monde.
Que nous réserve l’avenir?
L’expansion constante de la recherche, de l’observation et de la puissance de calcul reste la voie à suivre pour améliorer la prévision du temps. Le contexte dans lequel agit l’entreprise météorologique change rapidement sous l’effet du perfectionnement exponentiel des techniques, y compris dans d’autres secteurs, qui crée des occasions uniques d’accroître la qualité des prévisions.
L’un des grands enjeux est de stimuler l’esprit d’initiative afin d’innover dans la connaissance scientifique, l’observation et l’informatique, ce qui suppose la mobilisation de moyens financiers suffisants. Le secteur public souffre de l’austérité budgétaire, tandis que le secteur privé jouit d’un essor important.
Que peut apporter le secteur privé?
Le secteur privé sait comment réunir des fonds privés (capital-risque), en faveur surtout de la haute technologie appliquée aux opérations de mesure, de calcul et de traitement des données. Quand il se lance dans les services de données, il assume le risque à la place du secteur public, par exemple celui que comportent la construction, le lancement et l’exploitation de satellites. Grâce à ses ressources, il favorise le transfert de technologie vers les pays en développement, par le biais d’un financement de la Banque mondiale ou par d’autres mécanismes.
Il est largement admis que le secteur privé est en mesure d’appliquer avec profit les innovations que permet le financement public des travaux de recherche-développement – c’est l’une des principales raisons pour lesquelles beaucoup de gouvernements investissent dans la science. Nombre d’entreprises, petites et grandes, ajoutent déjà de la valeur aux produits de la prévision numérique du temps (PNT) et assurent une large diffusion des prévisions météorologiques.
Les progrès récents dans le secteur privé
Deux exemples illustreront l’évolution du contexte dans lequel évolue l’entreprise météorologique. Le premier est la mise au point de petits satellites – CubeSat – qui abaisse le coût de la mise en orbite d’instruments d’observation de la Terre et permet d’augmenter notablement le rythme et le nombre de lancements. En conséquence, on voit se créer de petites et moyennes entreprises qui recourent à des capitaux privés pour lancer des satellites à des fins météorologiques – tendance nouvelle qui offre de réelles possibilités.
Ces entreprises visent à procurer un service de données – elles estiment appartenir au secteur du commerce des données et non à celui de l’équipement spatial proprement dit. Il s’agit là encore d’une évolution assez récente, puisque le secteur public assumait auparavant les coûts et les risques liés au lancement et à l’exploitation de satellites. Il faut donc créer d’autres modèles d’activité économique dans le domaine de la fourniture de données; cela n’implique pas d’augmenter les financements, mais exige de remanier la façon d’allouer les fonds et de répartir les risques. À partir des travaux de certains SMHN, d’autres entreprises ont mis au point des charges utiles pour les aéronefs commerciaux qui offrent une voie de communication vers la Terre.
Le second exemple concerne les innombrables progrès et innovations qui surviennent dans le traitement de l’information. Ainsi, l’essor de l’informatique en nuage ou, plus généralement, de l’informatique à distance et décentralisée permet aux entreprises d’acheter des tranches de temps machine, plutôt que d’acquérir leurs propres installations de calcul intensif. Pensons aussi à la prochaine génération de puces informatiques qui sont plus performantes et consomment moins d’énergie. La structure des codes de PNT n’étant pas parfaitement adaptée à ces architectures d’un type nouveau, la concertation entre les concepteurs de modèles et les fabricants de matériel et de logiciel doit nettement s’intensifier pour en tirer parti. Les cycles d’acquisition de matériel dans les grands centres de PNT sont souvent très longs – voire inadaptés – au vu des rapides progrès de l’informatique. Une autre innovation concerne les données sur un emplacement précis, souvent obtenues par des techniques d’analyse combinant diverses sources, qui sont diffusées sur les tablettes et les téléphones mobiles. Les bulletins météorologiques étant les applications les plus prisées sur ces plates-formes, les sociétés privées voient la possibilité d’y associer une multitude d’autres données afin de garantir que les prévisions parviennent aux personnes qui en ont le plus besoin.
Vu ces développements, certaines entreprises s’aperçoivent qu’elles pourraient, à leur grand profit, se charger elles-mêmes des opérations de PNT à l’échelle mondiale et régionale et faire appel à des fournisseurs privés de données d’observation. Le marché des prévisions spécialisées, qui intéresse un large éventail de branches d’activité sensibles aux conditions météorologiques, s’étend et apporte de nouveaux clients au secteur privé.
Un rôle pour chacun
Qu’impliquent pour l’entreprise météorologique cette évolution et cette progression de la composante privée? Il est inévitable de voir changer la mission que remplissent le secteur public et le secteur privé, puisque ce dernier intervient beaucoup plus dans la quasi-totalité des étapes qui vont des observations aux produits spécialisés (voir la figure ci-contre). L’essor de l’entreprise météorologique s’explique aussi par les innovations scientifiques et technologiques, par la nécessité d’établir de meilleures prévisions et par l’expansion du secteur privé.
Il convient de s’en réjouir, car le secteur public et le secteur privé seront pleinement disposés à collaborer au sein d’un partenariat plus diversifié et viable. L’un comme l’autre devraient en bénéficier, puisque l’entreprise météorologique n’est pas un jeu où l’un gagne à condition que l’autre perde.
Une incompréhension croissante, voire une méfiance, à l’égard du rôle respectif du secteur public et du secteur privé commence pourtant à freiner l’expansion de cette forme de partenariat. Les deux secteurs doivent s’engager beaucoup plus nettement dans cette voie pour éliminer les malentendus et changer les mentalités sous-jacentes. Les énoncés de mission de la majorité des organisations qui participent à l’entreprise météorologique, qu’elles appartiennent au secteur public ou privé, sont très similaires et axés sur la nécessité de protéger les personnes et les biens grâce à la prévision du temps. La méfiance vient d’un manque de connaissance et de clarté concernant les fonctions que remplissent les deux secteurs et les avantages qui découlent de leur collaboration.
Évolution du rôle du secteur public
La façon dont les SMHN appréhendent ces questions apparaît dans la stratégie 2016–2025 qu’ont récemment adoptée 35 SMHN d’Europe. On y indique que, face à l’expansion attendue du secteur météorologique privé, il convient de définir les fonctions particulières des SMHN européens en ce qui concerne la collecte de données, l’élaboration de modèles, la recherche, les avis et les alertes, tout en stimulant la collaboration avec le secteur privé.
L’une des fonctions cruciales du secteur public est de mener à bien les travaux de recherche-développement à long terme nécessaires pour comprendre les phénomènes météorologiques et d’utiliser ces connaissances dans les codes de modélisation pour la PNT. Les sociétés privées n’ignorent pas que l’entreprise météorologique s’est appuyée, et doit continuer à s’appuyer, sur l’investissement public dans l’architecture d’observation, la recherche fondamentale et le développement. Elles peuvent aussi apporter leur concours dans ces domaines, en finançant certains projets de recherche, par exemple.
Pour que le secteur public s’acquitte de sa mission, les contribuables, en d’autres termes les gouvernements, doivent être convaincus de l’utilité de financer ces activités. Le secteur privé doit intensifier son plaidoyer afin d’obtenir l’adhésion nécessaire. Beaucoup de gouvernements savent que l’investissement dans la science et la technologie est au cœur de l’économie moderne fondée sur le savoir. Il s’agit d’un investissement qui rapporte, entre autres par la création d’emplois et de richesses qui découlent de l’exploitation des innovations et de l’accès aux données publiques par le secteur privé. C’est bien sûr déjà le cas dans l’entreprise météorologique – une grande réussite à faire connaître.
Certains membres du secteur public s’inquiètent de l’offre de services de données par le secteur privé, qui pourrait réduire à néant les dispositions internationales actuelles qui prévoient l’échange gratuit des données, fruit d’investissements publics nationaux, par le biais de la Veille météorologique mondiale de l’OMM. Mais les risques s’accompagnent de possibilités réelles d’effectuer beaucoup plus d’observations. Les entreprises ont signifié leur appui à la résolution 40 de l’OMM, se sont engagées à démontrer la qualité de leurs produits et ont exprimé le souhait de participer de manière utile. Pour atténuer les risques, une collaboration active et constructive doit s’instaurer entre le secteur public et le secteur privé.
Prévoir le temps
Une autre question à éclaircir est celle de la fourniture des informations provenant de la PNT opérationnelle. La multitude de données issues des modèles peut servir à établir des prévisions destinées au public, tout comme à élaborer des produits pour des utilisateurs précis. Les prévisions destinées au public doivent avoir une utilité étendue, par exemple annoncer rapidement l’arrivée de conditions extrêmes et dangereuses. Elles sont le plus souvent établies à partir de sous-séries normalisées de données produites par les modèles de PNT. Les informations destinées à des utilisateurs précis peuvent reposer sur ces sorties normalisées, en recourant à diverses techniques tels le post-traitement/étalonnage, l’interprétation par les prévisionnistes et d’autres méthodes de valorisation. Mais elles peuvent aussi s’appuyer sur des sorties non normalisées afin de fournir des «prévisions» adaptées à des applications ou des utilisateurs particuliers.
Les SMHN estiment crucial de rester la seule source autorisée dans leur pays en ce qui a trait aux alertes publiques de phénomènes dangereux et aux questions relevant de la sécurité nationale. En revanche, il apparaît clairement que les entreprises sont en mesure, elles aussi, d’établir en exploitation des prévisions numériques à l’échelle mondiale et régionale. Elles adaptent déjà l’information issue de la PNT au profit d’un éventail d’utilisateurs commerciaux (mais aussi publics). Celles qui exploitent leurs propres modèles opérationnels pourraient produire les deux catégories d’information mentionnées plus haut. Dans les pays qui n’ont pas l’infrastructure de base nécessaire, des organisations non nationales, y compris des sociétés privées, pourraient diffuser également les prévisions destinées au public.
Une complémentarité
Il serait donc possible et souhaitable de définir des rôles complémentaires en fonction des marchés ciblés. Quand ils le peuvent, les SMHN continueraient à procurer les services d’alerte qui visent à protéger la population et les intérêts nationaux, tandis que les entreprises offriraient des produits spécialisés à leurs clients. Là encore, un dialogue constructif est essentiel pour préciser les fonctions de chacun, de manière à écarter tout risque de confusion découlant de la multiplicité des sources de prévisions météorologiques.
Force est d’admettre qu’il existe déjà des chevauchements dans la prestation des services destinés au public, comme en témoigne la prolifération des applications sur le temps – le public ne fait peut-être pas la différence entre une prévision et une alerte. Le moment est peut-être venu pour l’OMM d’envisager une approche d’assurance de la qualité afin que la population connaisse la fiabilité des données sous-jacentes dans les diverses applications.
La diversité des régions
Le contexte mondial de l’entreprise météorologique masque de grandes disparités. L’ampleur de l’investissement public diffère énormément d’un pays à l’autre, tout comme les rapports entre les deux secteurs. Même quand la contribution publique à l’entreprise météorologique est importante, le cadre qui régit le fonctionnement de chaque SMHN, fixé par les autorités nationales, diffère de manière marquée.
Par ailleurs, nombre de pays en développement luttent pour acquérir leurs propres capacités de prévision grâce à un financement public suffisant. En d’autres termes, les entreprises privées, les milieux universitaires et les SMHN pourraient fonctionner sur un mode transnational. Dans ce cas, il importe que tous les pays établissent de manière durable l’infrastructure de base qui est indispensable pour contribuer au système mondial d’observation.
En conclusion
L’entreprise météorologique compose aujourd’hui un partenariat d’échelle mondiale dans lequel, selon certaines estimations, le secteur public et le secteur privé interviennent de manière à peu près équivalente. Les liens de dépendance ainsi créés signifient que ni l’un ni l’autre ne peut survivre seul. La composante privée prend rapidement de l’expansion grâce aux capitaux dont elle dispose et aux innovations qu’elle permet dans les techniques d’observation et de calcul. On considère même que la PNT à l’échelle du globe est à la portée du secteur privé. Mais la réussite n’est possible qu’en s’appuyant sur le financement public de la recherche-développement dans le domaine de la météorologie et dans le système mondial d’observation.
Il est urgent que les chefs de file du secteur public et du secteur public établissent un dialogue constructif afin de guider de concert cette évolution au profit de l’entreprise météorologique dans son ensemble. Les deux secteurs ont tout à gagner de la collaboration plutôt que de la compétition. Certaines questions doivent être examinées, bien sûr, et l’OMM est la mieux à même de galvaniser les deux secteurs dans leur intérêt commun (voir, dans l’encadré, les conclusions du dialogue spécial du Conseil exécutif).
Il est urgent d’agir, car on doit produire des prévisions plus exactes et fiables en vue de protéger les personnes et les infrastructures, à une époque où croît la vulnérabilité à l’égard des conditions météorologiques créées par le changement climatique. Il y aurait lieu d’organiser un sommet sur les partenariats public-privé, réunissant des chefs de file des deux secteurs, afin d’étudier les grandes questions d’intérêt commun.
Remerciements
L’auteur remercie le Secrétaire général de l’OMM de l’avoir invité à se joindre au dialogue spécial du Conseil exécutif tenu le 15 juin 2016. Il remercie également Theresa Condor, Peter Platzer, Sylvie Castonguay et Richard Pettifer de leurs précieuses observations concernant une version préliminaire de cet article.
Author
Alan Thorpe, Former Director General of the European Centre for Medium-Range Weather Forecasts (ECMWF)
References
- Presentations to the WMO Executive Council special dialogue session on 15 June 2016
- Bauer, P., Thorpe, A. J., and Brunet, G.: The quiet revolution of numerical weather prediction. Nature, 525, 47-55 (2015)
- Bjerknes, V.: Das Problem der Wettervorhersage betrachtet vom Stadtpunkt der Mechanik und Physik, Meteorol. Z., 21, 1-7 (1904)
- Pettifer, R.: The Development of the Commercial Weather Services Market in Europe 1970 – 2012, Meteorol. Appl. DOI: 10.1002/met.1470 (2014)
- http://www.cubesat.org/about/
- WMO Executive Council 68: EC-68/Doc.12(4) Public-Private Partnerships
Footnotes
* Former Director General of the European Centre for Medium-Range Weather Forecasts (ECMWF)
1 See for example “Integrating Meteorological Service Delivery for Land Transportation” on page 10 of this issue.
2 Bauer, P., Thorpe, A. J., and Brunet, G.: The quiet revolution of numerical weather prediction. Nature, 525, 47-55 (2015)
3 Bjerknes, V.: Das Problem der Wettervorhersage betrachtet vom Stadtpunkt der Mechanik und Physik, Meteorol. Z., 21, 1-7 (1904)
4 Pettifer, R.: The Development of the Commercial Weather Services Market in Europe 1970 – 2012, Meteorol. Appl. DOI: 10.1002/met.1470 (2014)
5 http://www.cubesat.org/about/
6 WMO Executive Council 68: EC-68/Doc.12(4) Public-Private Partnerships