Du fait du changement climatique, de la croissance démographique et des interventions humaines dans les lits des cours d’eau et les bassins versants, il est plus difficile que jamais d’évaluer ou de prévoir l’état des eaux dans les rivières du monde. Pourtant, la société a le plus grand besoin que soient fournies, en temps opportun, des informations fiables pour les alertes précoces de crues comme de sécheresses, car ces phénomènes nous prennent encore au dépourvu et restent dévastateurs. Notre point de vue est qu’une approche intégrée, axée sur le système Terre, des prévisions hydrologiques mondiales pourrait donner une impulsion nouvelle à l’innovation et renforcer la collaboration interdisciplinaire – de quoi stimuler les grandes avancées scientifiques.
Les prévisions hydrologiques traditionnelles
Les prévisions hydrologiques ne datent pas d’hier. Leurs fondements ont été établis il y a plus de 50 ans (Nash et Sutcliffe, 1970). Toutefois, malgré un financement important, les progrès restent lents et le domaine connaît des limites indéniables, que ce soit pour la recherche, les données ou l’exploitation.
Un des obstacles majeurs des systèmes de prévision hydrologique est le manque d’observations du débit des cours d’eau, sur toute la planète (Lavers et al., 2019). Les méthodes de prévision traditionnelles imposent toutefois aussi des limites à l’exploitation des observations, disponibles ou planifiées, du système terrestre (que ce soit pour la neige, l’humidité du sol, l’évapotranspiration, les eaux souterraines ou le débit des cours d’eau), surtout avec le développement de la télédétection. De plus, les modèles traditionnels peinent à extrapoler les prévisions de phénomènes extrêmes en dehors des plages pour lesquelles ils ont été réglés. Le problème est aggravé par le fait que l’évolution des bassins versants et du débit des rivières est tributaire de l’exploitation des sols et des changements climatiques. Compte tenu de la complexité et de l’ampleur du problème, on peut de se demander si une autre méthode, plus interdisciplinaire, ne permettrait pas d’accélérer le progrès scientifique.
Les avantages de l’approche axée sur le système Terre
L’approche axée sur le système Terre, sur laquelle se fondent la stratégie 2016-2025 du Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT) et la réforme de la gouvernance de l’OMM actuellement en cours, modélise la Terre en tant que tout. Le modèle comprend dès lors les interactions entre l’atmosphère, les océans et le sol ainsi que la biosphère et les activités humaines. Cette approche, nécessairement interdisciplinaire, sollicite de nombreux domaines scientifiques et exige une collaboration plus étroite.
Le recours à une modélisation axée sur le système Terre pour la prévision hydrologique à l’échelle mondiale présente plus d’un avantage. Grâce à la prise en compte des interactions entre toutes les composantes du système Terre, on obtient de meilleures prévisions, cohérentes entre toutes les variables. Par exemple, un bilan hydrique correct4 permettrait de déterminer aussi précisément que possible non seulement les conditions à la surface des terres, pour connaître les conditions météorologiques de surface, mais aussi les apports d’eau douce à l’océan, ce qui améliorerait les prévisions atmosphériques, et, par voie de conséquence l’étude des eaux. Cette cohérence physique et technique est à la base des prévisions sans discontinuité allant des échéances les plus brèves aux saisonnières, sans avoir besoin de systèmes distincts pour les crues et les sécheresses comme actuellement (par exemple avec le Système mondial d’annonce de crues (GloFAS; Alfieri et al., 2013) et sa version saisonnière (Emerton et al., 2018)).
Les services de prévision hydrologique à grande échelle doivent être durables des points de vue scientifique, technique et informatique, de même qu’à l’égard des ressources. Les centres opérationnels de prévision numérique du temps (PNT) ont déjà adopté l’approche axée sur le système Terre. Ainsi, les prévisions hydrologiques qui y sont réalisées permettent d’accéder à une mine de ressources et de compétences, notamment aux progrès réalisés dans les domaines de l’observation et de l’assimilation des données du système Terre, du calcul haute performance et de l’infrastructure en nuage. Ils fournissent aussi des prévisions opérationnelles 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et permettent de collaborer sur les derniers perfectionnements dans des domaines tels que l’intelligence artificielle et l’apprentissage machine à l’échelle voulue. Ensemble, ces centres stimulent la collaboration et l’innovation et permettent d’importantes économies.
Figure 1. L’approche axée sur le système Terre est au coeur de la stratégie 2016-2025 du CEPMMT
|
L’approche axée sur le système Terre du CEPMMT
Au CEPMMT, le modèle complet du système Terre, connu sous le nom de Système de prévision intégré (IFS), est à la base de toutes les activités d’assimilation de données et de prévision. Les progrès réalisés dans la modélisation des interactions entre les composantes du système Terre sont au coeur de la stratégie 2016-2025 du CEPMMT (figure 1).
Le principe du CEPMMT est d’utiliser l’approche axée sur le système Terre pour porter les prévisions hydrologiques mondiales au niveau supérieur. La clôture du bilan hydrique5 dans les modèles opérationnels reste un grand défi scientifique (Zsoter
et al., 2019). Comme indiqué précédemment, toute amélioration de la modélisation hydrologique se répercuterait sur la prévision d’autres composantes corrélées, atmosphériques ou océaniques. La tâche ne sera toutefois pas facile. Elle nécessitera une collaboration étroite entre les scientifiques de nombreux domaines. De nombreuses questions scientifiques restent sans réponse, et les données hydrologiques ne sont pas d’un accès facile. Le Système mondial d’annonce de crues (GloFAS,
www.globalfloods.eu/), dont le CEPMMT est le centre de calcul, est la composante de prévision permanente, pleinement opérationnelle, du service Copernicus de gestion des urgences (CEMS) de la Commission européenne. Le GloFAS fournit des informations à l’appui des alertes précoces de crues dans le monde entier. La figure 2, par exemple, présente les prévisions de crues du GloFAS utilisées au Mozambique en mars 2019, à l’époque du cyclone tropical destructeur Idai.
Les défis pour l’hydrologie
|
Figure 2. Les prévisions des risques de crues du GloFAS fondées sur les sorties du modèle axé sur le système Terre du CEPMMT. Les zones ombrées des rivières indiquent la probabilité prévue (en %) que le débit dépasse le seuil d’alerte de crue grave (période de retour de 20 ans) au cours des 30 prochains jours dans les prévisions commençant le 10 mars 2019 (en haut) et le 16 mars 2019 (en bas). Les graphiques encadrés montrent l’évolution du débit du fleuve Pungue à Beira, au Mozambique (source: Magnusson et al., 2019).
|
La résolution spatiale des modèles axé sur le système Terre est relativement grossière pour les prévisions hydrologiques dans les petits bassins versants. Ainsi, le GloFAS, avec sa résolution horizontale de l’ordre de 10 km, est recommandé pour une utilisation dans les bassins versants de taille moyenne ou grande, d’une surface de plus de 1 000 km2. En comparaison, lorsque des observations in situ sont disponibles, les modèles traditionnels sont utilisables pour des bassins versants beaucoup plus petits. Une «hyperrésolution» de l’ordre de 1 km à l’échelle mondiale est l’objectif nécessaire pour des prévisions hydrologiques fondées sur le système Terre utiles à l’échelle locale (Wood et al., 2011).
Il est beaucoup plus simple de réduire les erreurs de bilan hydrique dans les modèles hydrologiques traditionnels, car ils ne visent qu’à prédire correctement le débit des rivières. La clôture du bilan hydrique dans les modèles axés sur le système Terre doit se faire de manière à ne pas diminuer la qualité des prévisions d’autres composantes essentielles pour les prévisions météorologiques et climatiques.
Pour suivre les évolutions en matière de prévisions hydrologiques et pour vérifier sur le terrain (mesurer) les capacités des nouveaux systèmes de télédétection du débit des rivières, il faut pouvoir accéder aux observations hydrologiques historiques comme en temps réel dans un contexte de données normalisées. Des initiatives telles que le Système d’observation hydrologique de l’OMM (SOHO), qui rendrait ces données disponibles, sont cruciales pour perfectionner les prévisions hydrologiques mondiales (Lavers et al., 2019).
Concrétiser les espoirs
Certes, les modèles traditionnels ont permis de réaliser des progrès considérables en matière de prévisions hydrologiques et il ne s’agit pas d’y renoncer. Toutefois, l’approche axée sur le système Terre est plus efficace pour les prévisions à l’échelle mondiale, car elle offre un cadre clair et de réelles perspectives pour resserrer la collaboration entre les disciplines, de meilleurs moyens pour l’observation à grande échelle et l’assimilation des données, un accès au calcul haute performance et des services durables. Face au changement climatique et à la croissance démographique, il nous incombe, en tant que communauté au service de la société, de nous préparer aux défis planétaires et de fournir des outils de prévision à la hauteur. L’approche axé sur le système Terre semble être la solution.
Avec des responsables compétents, des ressources adaptées et des scientifiques de plusieurs disciplines prêts à sortir des sentiers battus, nous pouvons repousser les limites de la prévision hydrologique pour adopter une approche axée sur le système Terre. Le GloFAS prouve que nous sommes déjà en bon chemin. Avant la fin de la prochaine décennie, grâce à des superordinateurs encore plus puissants permettant de tester des modèles révolutionnaires avec une résolution de l’ordre du kilomètre (CEPMMT, 2020), nous devrions pouvoir concrétiser l’espoir de prévisions hydrologiques pleinement intégrées dans le cadre de modèles axés sur le système Terre.
Footnotes
1 Le bilan hydrique est la relation entre les apports et les pertes d’eau.
Auteurs
Shaun Harrigan, Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT)
Hannah Cloke, Université de Reading, Reading, Royaume-Uni et Université d’Uppsala, Uppsala, Suède
Florian Pappenberger, Uppsala University, Uppsala, Sweden
Références
Alfieri, L., Burek, P., Dutra, E., Krzeminski, B., Muraro, D., Thielen, J. et Pappenberger, F., 2013: GloFAS - prévision globale du débit des cours d’eau et alerte précoce aux inondations, Hydrol. Earth Syst. Sci. 17(3), 1161-1175, doi:10.5194/hess-17-1161-2013.
CEPMMT, 2020: Les scientifiques du CEPMMT simulent le temps mondial à une résolution de 1 km, consulté le 23 janvier 2020, article de presse du CEPMMT, disponible à l’adresse suivante: https:// www.ecmwf.int/fr/about/media-centre/news/2020/ ecmwf-scientists-simulate-global-weather-1-km-resolution
Emerton, R., Zsoter, E., Arnal, L., Cloke, H. L., Muraro, D., Prudhomme, C., Stephens, E. M., Salamon, P. et Pappenberger, F., 2018: Developing a global operational seasonal hydro-meteorological forecasting system: GloFAS-Seasonal v1.0, Geosci. Model Dev. 11(8), 3327- 3346, doi:https://doi.org/10.5194/ gmd-11-3327-2018.
Lavers, D., Harrigan, S., Andersson, E., Richardson, D. S., Prudhomme, C. and Pappenberger, F., 2019: A vision for improving global flood forecasting, Environ. Res. Lett., doi:10.1088/1748-9326/ab52b2.
Magnusson, L., Zsoter, E., Prudhomme, C., Baugh, C., Harrigan, S., Ficchi, A., Emerton, R., Cloke, H., Stephens, L. et Speight, L., 2019: ECMWF works with universities to support response to tropical cyclone Idai, ECMWF Newsletter, 160, 2-3.
Nash, J. E. et Sutcliffe, J. V., 1970: River flow forecasting through conceptual models part I - A discussion of principles, Journal of Hydrology, 10(3), 282-290, doi:10.1016/0022-1694(70)90255-6.
Wood, E. F., Roundy, J. K., Troy, T. J., Beek, L. P. H. van, Bierkens, M. F. P., Blyth, E., Roo, A. de, Döll, P., Ek, M., Famiglietti, J., Gochis, D., Giesen, N. van de, Houser, P., Jaffé, P. R., Kollet, S., Lehner, B., Lettenmaier, D. P., Peters-Lidard, C., Sivapalan, M., Sheffield, J., Wade, A. et Whitehead, P., 2011: Hyperresolution global land surface modeling: Meeting a grand challenge for monitoring Earth’s terrestrial water, Water Resources Research, 47(5), doi:10.1029/2010WR010090.