Services météorologiques et climatologiques: déterminer la voie à suivre pour le secteur public et le secteur privé

27 novembre 2019
  • Author(s):
  • Adriaan Perrels

Ces dernières décennies, s'agissant des services météorologiques et hydrologiques, on a pu observer une participation croissante du secteur privé à la prestation de services météorologiques et climatologiques (SMC) en raison de plusieurs facteurs interdépendants. Les avancées techniques en matière d'observation (par exemple dans le domaine de la télédétection) et la réduction du coût unitaire des systèmes d'information et des instruments de mesure ont contribué à rendre les moyens d'observation plus abordables et plus fiables. Ces technologies sont donc devenues plus diversifiées et plus répandues (Perrels et al., 2013, chapitre 3; Rogers et Tsirkunov, 2013). De fait, les Services météorologiques et hydrologiques nationaux (SMHN) se trouvent beaucoup moins en situation de monopole pour ce qui concerne l'observation et la fourniture de données essentielles qu'ils ne l'étaient avant 2000.

Cependant, dans la plupart des pays, les SMHN ont toujours la maîtrise du système d'observation. Mais les changements technologiques imminents en matière d'observation, les opinions politiques concernant la portée des services assurés par le secteur public et les tendances à la mise en place de systèmes participatifs pour les SMC pourraient très bien faire pencher la balance en faveur des prestataires de services du secteur privé. Les SMHN font face à cette évolution. La théorie économique qui définit les biens et services publics, privés et intermédiaires pourrait faciliter l'élaboration d'une stratégie pour l'avenir. L'influence exercée par les politiques de libre‑échange des données (telles que celle de l'Union européenne) et autres changements d'ordre réglementaire, conjointement avec les innovations concernant les SMC, tient aussi une place importante dans cette discussion.

 

Théorie économique sur les biens publics et privés

La plupart des théories économiques actuelles sont fondées sur une hypothèse par défaut largement admise, selon laquelle les biens et services sont produits par des acteurs du secteur privé (des entrepreneurs) qui vendent leurs produits sur un marché. Toutefois, il existe des justifications solides et bien documentées (par exemple Picot et al., 2015, chapitre 1) à la prestation de certains services par le secteur public:

  • Le produit ou le service en question est indispensable au bon fonctionnement de la société, alors que leur production commerciale se révèle impossible ou pourrait avoir des effets pervers (par exemple en ce qui concerne les importants moyens de protection contre les dangers, la sécurité intérieure et extérieure ou certaines parties du système de soins médicaux (d'urgence)); or beaucoup de constitutions contiennent des articles stipulant que l'État devrait protéger ses citoyens des dangers.
  • La production du service en question nécessite un monopole dit «naturel» (par exemple, il paraît logique de mettre en place une seule installation ou un seul réseau géré par le prestataire du secteur public ou un prestataire relevant du secteur public, afin d'éviter les abus de position dominante sur le marché par l'intermédiaire de prix élevés ou de réseaux d'une taille socialement insatisfaisante).
  • Les coûts de mise en place et/ou d'exploitation d'une installation sont élevés, avec de faibles perspectives en matière de recettes, alors que l'utilisation de l'installation procure des avantages sociétaux importants (c'est, par exemple, le cas des coûteuses installations de recherche fondamentale).
  • Le produit ou le service serait fourni à une échelle beaucoup plus petite et/ou avec une assurance qualité moindre (par exemple dans le cas de l'enseignement (primaire), des transports publics ou de certains éléments du système de soins médicaux). On parle souvent, à ce propos, du motif des «biens tutélaires» – ce qui revient à dire que, en vertu du premier argument ci-dessus, l'obligation constitutionnelle mentionnée de protéger les citoyens s'est transformée en une sorte d'obligation d'assurer les soins de base.

Les États ont mis en pratique la première justification depuis des siècles. Les deuxième et troisième justifications sont généralement dues à l'émergence des pays industrialisés, où l'État comprend qu'il doit en faire davantage pour préserver et favoriser la prospérité sociétale. La quatrième justification est associée à l'apparition de l'État-providence, où l'État convient que les sociétés modernes tirent profit du fait que tous les citoyens sont en mesure d'atteindre ou de maintenir un certain niveau minimal de prospérité et de bien-être.

Cependant, tous les SMC ne correspondent pas aussi exactement à la définition des biens publics. La prestation d'une partie des services météorologiques destinés au public et mis gratuitement à sa disposition pourrait aussi s'effectuer par voie commerciale soit en facturant des montants modiques et/ou en utilisant d'autres modèles commerciaux dans lesquels les informations météorologiques viendraient s'ajouter à d'autres services payants (par exemple des renseignements touristiques ou sur les voyages), soit en ayant recours à la publicité pour obtenir des ressources. De la même manière, certains segments du secteur agricole pourraient tirer un meilleur profit de services payants, mais mieux adaptés. Par ailleurs, on constate la mise en place de moyens d'observation de plus en plus importants en dehors des réseaux gérés par les SMHN, allant notamment des (micro‑)satellites à une extrémité de la chaîne à des applications fondées sur la participation citoyenne, et la production participative à l'autre extrémité. Les modèles de dotation en ressources et de gestion de ces systèmes diffèrent radicalement de ceux employés pour les réseaux d'observation des SMHN.

Par conséquent, la simple distinction entre biens publics et biens privés se révèle insuffisante, et des catégories intermédiaires de biens devraient être également envisagées pour les SMC. En économie, la définition des diverses catégories de biens (publics, privés et intermédiaires) se fonde sur la variation par rapport à deux critères:

  • Le potentiel d'exclusion: La mesure dans laquelle le prestataire de services peut identifier et exclure (ou distinguer) les utilisateurs. Dans le cas d'un bien purement public, il n'est pas possible de distinguer les utilisateurs les uns des autres (et donc de leur facturer à titre individuel le service fourni).
  • Les effets de dégradation dus au (fort) degré d'utilisation: Des ressources naturelles publiques (un lac, par exemple), mais aussi de nombreux systèmes d'infrastructure, devraient pâtir d'une réduction de la qualité des services si la demande simultanée et/ou cumulée devient trop forte. Un bien purement public tel qu'un système de digues ou une émission de télévision publique n'est pas sensible au degré d'utilisation (même si un fort attrait peut engendrer une pression politique en faveur d'un accroissement de l'offre).
Potentiel d'exclusion d'utilisateurs

Figure 1. Répartition dans l'espace des biens publics et privés (PPP: partenariat public‑privé). Source: D'après Perrels (2018)

Les biens et services qui ne pâtissent pas (beaucoup) des effets de dégradation, mais qui offrent un certain potentiel d'exclusion, sont qualifiés de «biens dits de club». Cela signifie que seuls les «membres du club» ont accès à ces biens ou services (par exemple après règlement de la cotisation de membre), qui sont, par ailleurs, analogues à des services publics (dont bénéficient conjointement les membres). L'autre cas, que l'on pourrait qualifier d'hybride, est celui des biens et services pour lesquels le potentiel d'exclusion est plus limité, voire nul, alors qu'ils pâtissent d'une dégradation due à un (fort) degré d'utilisation. Ces biens et services sont appelés «ressources communes», par référence à des ressources naturelles localisées (lacs, pâturages, etc.) ainsi qu'à des systèmes conçus par l'homme (portails d'information, etc.). Ces différentes catégories de biens et services sont présentées à la figure 1.

On notera que les retombées en matière de dégradation pourraient être négatives (donc ajouter de la valeur plutôt que d'en enlever) si les effets de mise en réseau et de réputation sont importants. Par exemple, l'usage accru de certains services de données contribue à leur crédibilité (à la confiance qu'on leur accorde) et à leur attractivité pour les utilisateurs actuels et potentiels; de ce fait, certains «clubs» peuvent même se renforcer davantage. Par ailleurs, dans le cas des SMC, la position des ressources communes sur le diagramme se caractérise par une plus grande souplesse. Les plates‑formes de modèles pourraient conduire à l'adoption de politiques d'exclusion, mais cela est inhabituel et peut aller à l'encontre de la nécessité de donner des preuves suffisantes de la validité des modèles. Cependant, si l'application des modèles nécessite un certain soutien – ce qui est souvent le cas –, une utilisation de grande ampleur peut se traduire par une augmentation de fréquence des cas d'utilisation moins habile des modèles. D'autre part, pour ce qui concerne le courtage (comme c'est de plus en plus le cas pour les services climatologiques), le potentiel d'exclusion peut se révéler un peu plus facile à réaliser, mais les effets de dégradation peuvent être moins marqués.

Il importe aussi de bien comprendre que l'effet de dégradation lié au degré d'utilisation peut se faire sentir non pas dans la qualité du service fourni, mais plutôt dans les avantages tirés de son utilisation. Une part importante de l'utilisation des SMC comporte des avantages potentiels pour les utilisateurs, qui ont tendance à diminuer à mesure que plus de concurrents utilisent ces services. Cette notion peut notamment s'appliquer aux agriculteurs, aux compagnies d'électricité et aux services touristiques.

Il convient de noter que, dans certains cas, le type de bien ou de service applicable résulte d'une décision politique ou de la mise en pratique de certains principes législatifs, et non pas des caractéristiques propres au bien ou au service en question. Par exemple, il peut être stipulé dans la législation que certains types de services doivent être mis gratuitement à la disposition de l'ensemble des citoyens et des organismes concernés ou que personne ne peut être interdit d'accès à un service. Cela s'est produit pour plusieurs SMC dans différents pays; en principe, de telles décisions pourraient être reconsidérées.

Un vent de changement

Figure 2. Divers segments de la chaîne de valeur des services climatologiques

Figure 2. Divers segments de la chaîne de valeur des services climatologiques. (Source: Cortekar et al., 2017)

Les progrès techniques enregistrés dans le domaine des observations entraînent une diversité croissante des sources possibles des données utilisées dans le cadre des SMC, ce qui permet, pour la prestation de ces services, certains compromis entre vitesse et exactitude et aussi entre services bon marché et services plus personnalisés, y compris des possibilités d'apprentissage pour les prestataires et les utilisateurs. En conséquence, d'autres modèles de gestion sont nécessaires pour la prestation de services adaptés à l'objectif visé (Rogers et Tsirkunov, 2013). Toutefois, cette démarche peut être mal connue des prestataires du secteur public, voire impossible à adopter en raison de la réglementation du marché.

La tendance au libre accès aux données produites par le secteur public se manifeste à l'échelle mondiale, même si les pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se montrent généralement plus avancés en la matière. L'Union européenne, par sa directive sur les données ouvertes (anciennement la directive sur les informations du secteur public (ISP)), sa directive établissant une infrastructure d'information géographique dans la Communauté européenne (INSPIRE) et leur suivi, insiste sur le fait que la mise en œuvre de la politique d’ouverture des données devrait réellement permettre et promouvoir leur utilisation par des tiers, privés et publics. Cela comprend les données météorologiques produites ou obtenues par les SMHN en raison de leurs obligations de services publics (de base). Pour apporter des avantages importants, la production fondée sur des données météorologiques ouvertes et aussi sur beaucoup d'autres données, notamment des informations cartographiques, devrait être libre d'accès.

De plus, il conviendrait de veiller davantage à ce que les modèles de gestion soient mieux adaptés aux divers contextes de prestation de services dans lesquels la distinction entre prestataire et utilisateur peut s'estomper par suite de l'adoption d'approches fondées sur la coconception et la coproduction. Il s'agit souvent de différentes formes de partenariat public-privé et public-public (Larosa et Mysiak, 2019; Stegmaier et Perrels, 2019). Comme les États membres de l'Union européenne ne disposent pas de la même réglementation nationale en ce qui concerne le degré de séparation des modes de prestation publics et privés de services (identiques ou similaires), les SMHN et les autres acteurs peuvent être confrontés à des conditions différentes à travers l'Europe. S'agissant des services climatologiques, il semble qu'une séparation stricte pourrait entraver la mise au point des produits (Stegmaier et Perrels, 2019).

L'Union européenne, en collaboration avec le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT) en tant qu'organisme d'accueil, joue un rôle capital dans la mise en place du service Copernicus concernant le changement climatique (C3S) et de la base de données climatologiques (CDS) relevant du programme Copernicus. Comme ces deux dispositifs sont libres d'accès et contiennent de nombreuses données de portée mondiale, ils favorisent la coopération et la concurrence au niveau mondial pour ce qui concerne la mise au point et la prestation des services climatologiques. Il est difficile d'évaluer leur incidence sur les options des différents SMHN, notamment dans le contexte d'une diversification accrue des satellites et des produits satellitaires.

Les politiques d’ouverture des données et l'apparition de plates-formes de services climatologiques de base incitent de nombreuses entreprises à élaborer leurs propres SMC spécialisés destinés à des segments de clientèle particuliers qui sont disposés à payer pour des services personnalisés offrant un vrai potentiel en matière d'avantages. De la même manière, diverses sociétés de services de conseil et d'expertise à vocation plus large intègrent des éléments de SMC dans leurs dossiers de projets et, de ce fait, sont notamment en mesure d'offrir à leurs clients des services de gestion des risques plus complets que ne pourrait le faire un prestataire de services spécialisés en météorologie et climatologie.

Ces changements incitent les prestataires de SMC du secteur public à revoir leur position dans les chaînes de valeur des différents segments de produits relatifs aux SMC où ils sont actifs (à ce sujet, voir la figure 2). Pour ces prestataires, par exemple, il peut être plus efficace de se concentrer sur les parties amont et/ou intermédiaire de la chaîne de valeur, plutôt que sur la partie aval. Pour assurer aux utilisateurs finals une prestation de services assortie du maximum d'avantages sociétaux, les prestataires de SMC du secteur public devraient explorer, plus avant, les autres possibilités de partenariat public‑privé et adapter les modèles de financement en conséquence (Larosa et Mysiak, 2019; Stegmaier et Perrels, 2019).

Références

Cortekar, J., K. Lamich, J. Otto and P. Pawelek, 2017: Review and Analysis of Climate Services Market Conditions. EU-MACS Deliverable 1.1, http://eu-macs.eu/wp-content/uploads/2017/07/EU-MACS-D11_CLIMATE-SERVIC….

Larosa, F. and J. Mysiak, Business models for climate services: an analysis. Climate Services (forthcoming), https://doi.org/10.1016/j.cliser.2019.100111.

Perrels, A., 2018: A Structured Analysis of Obstacles to Uptake of Climate Services and Identification of Policies and Measures to Overcome Obstacles so as to Promote Uptake. EU-MACS Deliverable 5.1, http://eu-macs.eu/wp-content/uploads/2018/12/EUMACS_D51_final-1.pdf.

Perrels, A., A. Harjanne, V. Nurmi, K. Pilli-Sihvola, Ch. Heyndricx and A. Stahel, 2013: The Contribution of Weather and Climate Service Innovations in Adaptation to Climate Change and its Assessment. Deliverable 2.2, FP7 ToPDAd project, http://www.topdad.eu/publications.

Picot, A., M. Florio, N. Grove and J. Kranz, 2015: The Economics of Infrastructure Provisioning: the Changing Role of the State. CES-Ifo Seminar Series, MIT Press.

Rogers, D. and V. Tsirkunov, 2013: Weather and Climate Resilience: Effective Preparedness through National Meteorological and Hydrological Services. Directions in Development. Washington, DC, World Bank, doi:10.1596/978-1-4648-0026-9.

Stegmaier, P. and A. Perrels, 2019: Policy Implications and Recommendations on Promising Business, Resourcing, and Innovation for Climate Services. EU-MACS Deliverable 5.2, http://eu-macs.eu/wp-content/uploads/2018/12/EU-MACS_D52_final.pdf.

World Meteorological Organization, 2015: Valuing Weather and Climate: Economic Assessment of Meteorological and Hydrological Services (WMO-No. 1153). Geneva.

Zillman, J.W. and J.W. Freebairn, 2001: Economic framework for the provision of meteorological services. WMO Bulletin, 50(3):206–215.

 

Auteur

Directeur de recherche, Service météorologique finlandais (Finlande) 

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